« Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice ». Georges Orwell


mardi 9 juin 2015

Hommage de Jean-Martin Aussant aux funérailles de Jacques Parizeau





Chers Lisette et membres de la famille, Monsieur le Premier Ministre, chers amis.

J’avais d’abord pensé vous entretenir aujourd’hui des avantages économiques d’une approche keynésienne que monsieur Parizeau appréciait, mais je vous parlerai plutôt sur un plan plus personnel. Le premier ministre Jacques Parizeau appartient pour moi à ces géants politiques que peu de nations dans le monde peuvent se targuer d’avoir connus. Il fait partie de ceux qui créent un avant et un après, ceux dont on refuse même d’envisager le départ. Félix Leclerc, un autre de nos géants, dirait qu’il appartient à la courte liste des libérateurs de peuples. Si nous pouvons en être fiers, nous devrons aussi en être dignes.

Lui-même issu d’un peuple dont l’histoire contient traumatismes, doutes et craintes, il incarnait la confiance en soi et la capacité, voire le devoir de gérer ses propres affaires. Toujours en complet, toujours sans complexe, il était pour ainsi dire le « convaincu en chef ». L’assurance de l’homme qui sait où il va et qui est capable d’expliquer pourquoi.

Sa réputation dépassait aisément les frontières du Québec. Je l’ai constaté moi-même lors d’une rencontre avec des gens de la finance à New York il y a quelques années. Un ancien haut placé d’une agence de notation m’avait confié que « Jack » Parizeau, par sa simple présence aux commandes de l’État, donnait de la crédibilité au Québec à l’époque du référendum et qu’il n’y aurait certainement pas eu de décote du Québec en cas de victoire du Oui.

D’ailleurs, si la langue de la finance internationale demeure clairement l’anglais, trois mots de la langue de Molière y sont toutefois devenus communs grâce à la vision de Jacques Parizeau : « Caisse de dépôt ». Cette institution bien de chez nous que tous connaissent et respectent sur les marchés financiers mondiaux.

Jacques Parizeau était ce rare ambidextre, un homme de chiffres qui a du coeur. Fils du 1 %, il a consacré sa vie au 99 %, fort de l’idée que l’argent est un bon serviteur, mais un bien mauvais maître. En survolant sa vie, l’élément qui semble l’avoir le plus guidé toujours, c’est la poursuite d’une certaine justice, ses préoccupations de souverainiste, de social-démocrate, de féministe, d’environnementaliste, toutes s’appuyaient au fond sur un désir de justice, d’équité pour son monde, comme il disait.

D’une tendresse insoupçonnée de prime abord, il avait compris que la seule forme de supériorité pour un homme, c’est la bonté. D’une érudition et d’une curiosité sans fin, je lui faisais parvenir jusqu’à tout récemment des documents techniques comme le budget du Québec ou le rapport annuel de la Caisse de dépôt. Il les épluchait méticuleusement. Les cahiers les plus intéressants pour lui étaient ceux portant la mention de renseignements additionnels, essentiellement constitués de colonnes de chiffres et de graphiques.

Monsieur aimait aller au fond des choses, il adorait la musique et aurait voulu être musicien. Bien qu’il soit plus proche d’un style assez classique, j’avais bien compris encore une fois toute son ouverture d’esprit quand il avait insisté pour que je lui fasse écouter de la musique un peu plus techno que j’avais composée et où la grosse caisse était avouons-le un peu plus présente que chez Vivaldi. Il suivait de façon enjouée le rythme en tapant sur sa jambe et m’avait dit avec son sourire allumé : « Mais c’est très bien, ça, vous voyez que je ne suis pas pudibond. »

L’état de sa collectivité lui importait constamment. Il regrettait de constater que la chose publique courrait le risque de devenir tout sauf publique. Il ne voulait pas que la politique devienne l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. Il appelait de tous ses voeux les projets de société autres que comptables. Son attachement et son vif intérêt pour ce qui vient, pour la jeunesse québécoise, ne se sont jamais démentis. Durant le soulèvement étudiant du printemps 2012, je lui avais mentionné que la génération montante serait probablement plus difficile à gouverner, il m’avait répondu du tac au tac : « Je l’espère bien » […]

Conscient que l’éducation était la clef de tout progrès économique, technologique ou social, Jacques Parizeau était pédagogue jusqu’au bout des doigts. En échangeant avec lui, on avait l’impression d’apprendre même pendant ses silences caractéristiques entre deux phrases parfaites, comme par osmose. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour Monsieur arrivaient aisément.

Son sens de l’humour était toujours présent en filigrane, un certain héritage britannique pourrait-on croire. Comme lorsqu’il parlait de sa carte de membre faite en bois pour qu’il ne puisse pas la déchirer ou de son éclat de rire quand il a su que plusieurs militants l’appelaient très affectueusement Yoda, le sage des sages dans la saga de La guerre des étoiles. Il est vrai lorsqu’il était assis et appuyé sur sa canne qu’on l’aurait bien vu brandir une épée laser pour mener son combat contre le côté obscur de la force.

De nombreux monuments dans le monde sont dédiés à des généraux et des présidents qui ont mené d’autres hommes à la guerre à partir de leur officine sécurisée. Jacques Parizeau pour sa part méritera son monument pour avoir construit du beau. Il existe des révolutions pacifiques et tranquilles, il nous l’a bien prouvé, lui le révolutionnaire dans le plus constructif sens du terme. Il mentionnait d’ailleurs que notre Révolution tranquille avait été l’oeuvre d’une poignée d’élus, de fonctionnaires et de poètes. On réalise maintenant qu’il faisait finalement partie de chacun de ces trois groupes.

Pour paraphraser Churchill, qu’il admirait, l’histoire du Québec lui sera favorable puisqu’il l’a écrite lui-même. Et cette histoire n’est pas finie, il nous en reste plusieurs chapitres à écrire collectivement. Celui qui aura plus que quiconque contribué à construire le solage et le premier étage de notre maison commune nous quitte, mais il nous a laissé des plans pour les étages qu’il reste à bâtir. Il souhaitait que nous puissions décider nous-mêmes des règles à mettre en place dans notre maison, que l’on puisse choisir nous-mêmes les éléments de sa décoration et de ses relations avec les autres. En somme, il trouvait futile de tenter d’améliorer les aptitudes d’un voisin, aussi sympathique soit-il, à bien gérer notre maison.

Nos discussions entre économistes portaient souvent sur des concepts plutôt pragmatiques, je ne lui aurai donc jamais dit moi-même ce que le Québec entier ne lui a pas assez dit : « Je vous aime, Monsieur Parizeau. » Vous étiez assurément la personne dont le regard approbateur m’importait le plus, vous me manquerez […]

Et maintenant quoi ? S’il est une chose que son départ devrait amener, c’est la fin des exils, de tous les exils. Qu’ils soient géographiques ou intellectuels, il faut que chacun de nous participe à sa façon dans la construction de cette société pour laquelle il a tant travaillé. L’embellissement de la vie pour ceux qui restent est le plus bel hommage à offrir à celui qui part. « L’avenir dure longtemps », aimait-il à dire. Grâce à lui plus que tout autre, nous savons que nous pourrons le dessiner nous-mêmes, si tant est que ce soit ce que nous désirons comme peuple.

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur Parizeau, Monsieur l’Enseignant, j’ai bonne confiance que le Québec entier se joint à moi pour vous dire bon repos et merci pour tout. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire