« Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice ». Georges Orwell


samedi 28 mars 2015

Entretien avec Alain de Benoist



La dette? Une machine devenue folle et proche de ruiner tous les États.

Intellectuel, philosophe et politologue
La dette… La dette… La dette ! Elle obsède tout le monde, et c’est sans doute à juste titre. Mais comment en est-on arrivé là ?

La possibilité offerte aux ménages d’emprunter pour couvrir leurs dépenses courantes ou acquérir un logement a été l’innovation financière majeure du capitalisme d’après-guerre. À partir de 1975, c’est ce qui a permis de compenser la baisse de la demande solvable résultant de la compression des salaires et de la précarité du travail. Le crédit a ainsi représenté pendant des décennies le véritable moteur de l’économie.

Aux États-Unis, cette tendance a encore été encouragée dans les années 1990 par l’octroi de conditions de crédit de plus en plus favorables, sans aucune considération de la solvabilité des emprunteurs. Quand la crise financière de 2008 a éclaté, les États se sont encore endettés pour empêcher les banques de sombrer. La machine s’est alors emballée de façon telle que les États surendettés sont devenus prisonniers de leurs créanciers, ce qui a limité d’autant leur marge de manœuvre en matière sociale et politique.

Aujourd’hui, ils se retrouvent pris dans un système usuraire, puisqu’ils n’ont d’autre alternative que de continuer à emprunter pour payer les intérêts de leur dette (la France emprunte, à cet effet, 50 milliards d’euros par an), ce qui augmente encore le montant de cette dette.

Résultat : le volume total de la dette mondiale atteint aujourd’hui le chiffre faramineux de 200.000 milliards de dollars, soit 286 % du PIB mondial, contre 142.000 milliards de dollars en 2007. Et encore ne tient-on pas compte des dettes contingentes comme la dette bancaire ou celle des retraites à servir !

La dette cumulée de tous les États atteint des niveaux stratosphériques. Les particuliers et les ménages savent bien pourtant que personne ne peut vivre perpétuellement à crédit…

Il semble, en effet, préférable de ne pas dépenser plus que ce que l’on gagne. Mais le problème est qu’on ne peut assimiler le budget d’un État à celui d’un ménage. Un État est tenu de faire des investissements à long terme qui, ne pouvant être financés sur la base des seules recettes courantes, doivent obligatoirement l’être par l’emprunt. Les nations, en outre, ne sont pas des êtres mortels : un pays ne fait pas faillite à la façon d’une entreprise ou d’un particulier.

Enfin, quand il emprunte, un État n’engage pas sa propre fortune, mais celle de ses citoyens (il gage une partie de l’épargne des plus aisés plutôt que de la prélever par le moyen de l’impôt). Ce faisant, il se soumet, en revanche, aux marchés financiers. Le montant de la dette indique le degré d’aliénation de l’État.

Tout le monde fait les gros yeux à la Grèce, en affirmant qu’elle « doit payer sa dette ». Michel Sapin dit même que, si elle ne la payait pas, cela coûterait 600 ou 700 euros à chaque Français. Mais que faire quand on ne peut pas payer ?

Rappelons d’abord que, contrairement à ce que prétend la vulgate médiatique, l’envolée de la dette grecque est due pour l’essentiel à des taux d’intérêt extravagants et à une baisse des recettes publiques provoquée par des amnisties fiscales qui ont surtout profité à l’oligarchie. Quant à Michel Sapin, il dit n’importe quoi. Les prêts que la France a consentis à la Grèce sont, en effet, déjà comptabilisés dans la dette publique française, que la France n’a pas plus que la Grèce l’intention (ni les moyens) de payer.

Il n’y a, en fait, aucun avenir pour la Grèce à l’intérieur d’une Union européenne qui cherche à constitutionnaliser les politiques d’austérité afin de museler la souveraineté populaire : comme l’a dit sans fard Jean-Claude Juncker, porte-parole des étrangleurs libéraux et subsidiairement président de la Commission européenne, « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (sic). La Grèce n’a d’autre choix que de passer sous la table ou de la renverser, c’est-à-dire de faire défaut sur sa dette et de sortir de l’euro.

Ceux qui font les gros yeux à la Grèce devraient essayer de comprendre que, si la morale est de mise en matière de dette privée (cf. l’allemand Schuld, « dette », et schuldig, « coupable »), elle ne l’est pas en matière de dette publique. Quand un État emprunte, il ne s’engage pas moralement, mais conclut un simple accord financier. La valeur de cet accord est subordonnée à des exigences politiques, en ce sens qu’aucun État ne peut saigner à mort son peuple au seul motif que les accords signés doivent toujours être respectés (pacta sunt servanda). L’économie de la servitude n’est, en effet, pas supportable : on ne saurait exiger d’un peuple qu’il rembourse une dette contractée dans le passé à ses dépens.

Au demeurant, les exemples ne manquent pas qui montrent que l’obligation de rembourser une dette publique n’a jamais été considérée comme absolue. La dette de l’Équateur a été supprimée en 2008, celle de l’Islande en 2011. En Pologne, dès l’arrivée au pouvoir de Lech Wałęsa, en 1990, les créanciers de ce pays ont réduit sa dette de 50 %. Quand ils ont envahi l’Irak en 2003, les États-Unis ont épongé la dette irakienne pour assurer la solvabilité du pouvoir qu’ils venaient de mettre en place à Bagdad.

Quant à l’Allemagne, elle ferait bien de ne pas oublier qu’après la guerre, le « miracle économique » allemand n’a été rendu possible que grâce à l’accord de Londres du 27 février 1953, qui a d’un trait de plume supprimé plus de la moitié de sa dette extérieure. C’est la meilleure preuve que, lorsqu’une dette devient insupportable, il n’y a pas d’autre solution que de l’annuler ou de la restructurer.

Entretien réalisé par Nicolas Gauthier

Source: Boulevard Voltaire



lundi 16 mars 2015

#CHRONIQUEFD: L’intellophobie



Fabien Deglise
Le Devoir
16 mars 2015


C’est un drôle d’appel à la mobilisation qu’a lancé la semaine dernière le maire de Saguenay, Jean Tremblay, en invitant les travailleurs de sa région et les syndicats à se mobiliser « contre Greenpeace et les intellectuels de ce monde ».

Les quoi ? Les intellectuels de ce monde, oui, que le toujours aussi délirant premier magistrat de la ville du fjord juge, au même titre que les verts, nuisibles au développement économique de sa région, avec les questions, mises en perspective, doutes et éclairages nourris par l’étude et la réflexion qu’ils peuvent parfois porter en eux. Dans une société du savoir, on aurait pu croire cette peur atavique de la connaissance et de l’intello chose du passé. Mais visiblement, en 2015, ce passé persiste encore lourdement dans certains lieux de pouvoir régionaux. Et sans doute ailleurs aussi.

L’intellophobie de Jean Tremblay, célèbre pour ses déclarations à l’emporte-pièce oscillant entre populisme et obscurantisme, n’étonne pas. L’homme, avec ses capsules vidéo affligeantes sur la sécurité civile dans son coin de pays, l’expression ostentatoire de son catholicisme et ses réflexions douteuses sur les « nègres » (qui travaillent dur pour gagner peu, dit-il), sur le diable (responsable de l’attaque à Charlie Hebdo, selon lui) ou sur les femmes voilées (qui devraient rentrer chez elles, estime l’élu), a depuis longtemps démontré le manque de discernement à la douane de ses lèvres. Et bien sûr, après en avoir ri, il est toujours un peu nécessaire de s’en désoler.

La crainte des intellos, la tentative de dénigrement du savoir, du rationnel, dans la bouche de Jean Tremblay fait forcément tache alors qu’elle est surtout exploitée ailleurs dans le monde et dans le présent par des groupes radicaux et mouvements populistes à la dangerosité évidente. L’intellectuel, cet empêcheur de lénifier et de soumettre, de tromper et de contraindre, a toujours été la cible de toutes sortes de fondamentalismes tout comme des dictatures et régimes fascisants. C’est sur lui que tombent régulièrement les extrêmes, à droite comme à gauche, pour galvaniser leurs bases militantes en attribuant aux Lumières et au monde des idées toute la responsabilité des maux contemporains.

Le chômage, la pauvreté ? C’est la faute aux intellos ! Les embouteillages en ville ? Encore les intellos, particulièrement ceux du Plateau. Ailleurs dans le monde, ces mêmes adeptes de la pensée libre et de la connaissance salutaire sont pourchassés, traqués, torturés et tués même pour appeler à l’équité entre les sexes, prêcher l’éducation des masses — y compris celles formées par les femmes —, dénoncer la militarisation du pouvoir, réclamer la séparation de la religion et de l’État, promouvoir la démocratie, combattre l’exploitation… Quand on laisse la dérive s’installer, quand on cesse de la prendre au sérieux, de la pourfendre, l’intellophobie, qui malheureusement rime très bien avec idiocratie, a même tendance à tourner au vinaigre.

Dans le Cambodge de Pol Pot (un exemple parmi cent malheureusement), une poignée de lettrés, de penseurs, d’enseignants ont survécu au génocide de l’épouvantable dictateur en se débarrassant de leurs lunettes — au sens propre — et en jouant quotidiennement aux écervelés dans un régime qui avait fait de l’intellectuel, de celui qui parlait bien, savait plus, maîtrisait une langue étrangère et portait des lunettes pour mieux lire, des ennemis de l’État et de l’avancement social. Des ennemis à réformer, au pire, et à abattre, surtout.

Là-bas, les intellectuels de ce monde ont bel et bien été responsables du sous-développement économique, politique et social du pays, mais pour avoir été systématiquement persécutés par les Khmers rouges, puis exterminés ou pour avoir fui le pays avant le drame. Un pan sombre de l’histoire récente — ça s’est joué entre 1975 et 1976 — à des années-lumière, bien sûr, de ce que le Québec contemporain et un élu à la pensée anachronique peuvent faire émerger, mais qu’il est toujours bon de garder dans un coin de la mémoire.

La semaine dernière, avec son inepte commentaire sur les intellos, Jean Tremblay aurait quasiment pu donner l’envie aux intellectuels de ce monde de s’insurger et de s’inspirer d’une formule à la mode pour dénoncer son obscurantisme crasse en clamant haut et fort : #JeSuisIntello. Mais forcément, le geste aurait été à l’image du bonhomme : exagéré et déplacé.