Mise à jour le vendredi 11 mai 2012 à 10 h 07 HAE |
Kamel Bouzeboudjen | Radio-Canada
On n'a jamais vu au Québec un mouvement de grève étudiante d'une telle ampleur. Quand on évoque le sujet avec des universitaires, il y a unanimité pour qualifier ce mouvement d'unique ou d'historique.
Pour tenter de comprendre ce phénomène, nous avons interviewé des professeurs d'université, spécialisés en sociologie, en histoire, en sciences politiques ou en sciences humaines, qui sont également des observateurs attentifs du monde étudiant depuis de longues années.
Pour Éric Bédard, professeur d'histoire à l'Université de Montréal, ce mouvement « a dépassé les mouvements précédents non seulement en termes de durée et de nombre, mais aussi en termes d'impact politique ».
Francis Dupuis-Déri, professeur de sciences politiques à l'UQAM, trouve que ce mouvement est « plus combatif » que les précédents et se distingue par son « dynamisme et par la diversité de sa mobilisation [occupation de locaux, multiplication des manifestations] ».
Les générations se suivent, mais ne se ressemblent pas
« Le mouvement actuel a fracassé la mythologie des combats menés par la génération des baby-boomers », affirme Éric Bédard. Mais le professeur de sociologie Jacques Hamel, de l'Université de Montréal, estime que le mouvement actuel aspire à conserver des droits obtenus par la génération des années 60, qui ont contribué à mettre en place l'État providence.
Francis Dupuis-Déri note, pour sa part, que les mouvements de contestation au Québec dans les années 60 étaient « liés à la question de libération nationale nourrie par un discours sur la décolonisation ». Or, le mouvement actuel ne s'inscrit pas « dans cette optique ». Ce qui marque une différence de taille entre les deux générations.
Le refus de la hausse révèle des aspirations plus grandes
Pour Francis Dupuis-Déri, le mouvement étudiant met sur la table « une problématique opposant deux conceptions de la citoyenneté. Une plus individualiste, plus juridique : ''J'ai payé donc je veux pouvoir étudier '', et l'autre qui dit que la société civile doit s'organiser, insistant sur la nécessité de l'existence d'espaces de décision comme les assemblées générales. Une conception qui pose la question sur le sens du bien commun. »
Selon lui, des slogans comme « Grève étudiante : lutte sociale » ou « Réveillez-vous » illustrent que les étudiants sont passés sur le terrain politique, dépassant la simple opposition à la hausse des droits de scolarité.
Ce mouvement a montré une autre conception de la politique, différente de la politique basée uniquement sur les élections, d'après M. Dupuis-Déri. « Les étudiants se sont révélés comme acteurs politiques à part entière », dit-il.
Face à cette analyse, Éric Bédard est plus mesuré. Selon lui, la situation des étudiants, notamment dans les cégeps, permet les grands débats de société, car « les jeunes n'ont pas d'enfants, n'ont pas encore d'hypothèque ». Du coup, la contestation des étudiants prend parfois des allures lyriques, selon M. Bédard, qui croit que les étudiants changeront de discours lorsqu'ils changeront de situation. Même s'il trouve les leaders syndicaux éloquents, il estime que leur discours politique manque de clarté.
A contrario, Jacques Hamel croit que « la vision néolibérale qui assimile l'université à une entreprise » est remise en cause par les étudiants. Selon lui, cette conception, qui fait son chemin depuis une vingtaine d'années, est centrée sur « des formations qui ont leur utilité sur le marché du travail ou des recherches axées sur les besoins des entreprises ». M. Hamel constate que les étudiants ne se reconnaissent pas dans cette vision.
Selon Eugénie Dostie-Goulet, doctorante à la faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Sherbrooke, « la longue présence des libéraux au pouvoir » a probablement accéléré le désir de changement chez les jeunes.
Pour elle, le fait que « de nombreuses personnes, qui ne sont pas étudiantes, se joignent au mouvement et participent aux manifestations » montre que le mouvement va au-delà de la question de la hausse des droits de scolarité.
Par ailleurs, le professeur Jacques Hamel constate que « les citoyens et les étudiants sont aujourd'hui scandalisés par les affaires de corruption que les médias rapportent quotidiennement ». Cette situation a probablement eu l'effet d'un fertilisant pour le mouvement étudiant, selon lui.
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Des manifestants quittant la place Émilie-Gamelin, le 6 mai dernier. |
Voyage dans l'histoire
Le professeur Éric Bédard déroule le fil de l'histoire pour expliquer l'évolution du mouvement étudiant au Québec, qui s'inscrit à chaque étape dans un contexte politique local et international.
Après une période fertile du mouvement étudiant dans les années 60, il a constaté que le mouvement a quasiment disparu au début des années 70 pour « renaître de ses cendres » au milieu de cette décennie avec la création de l'ANEQ (Association nationale des étudiants du Québec), qui présentait, selon M. Bédard, des similitudes avec la CLASSE (Coalition large de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante).
L'ANEQ, qui avait « un discours de contestation globale de la société capitaliste », était pratiquement la seule association qui représentait les étudiants jusqu'à la fin des années 80. À cette époque, avec la chute du mur de Berlin et le discours libéral émergent, qui appelait à moins d'État, surgissent la FECQ (Fédération étudiante collégiale du Québec) et la FEUQ (Fédération étudiante universitaire du Québec).
Ces deux organisations avaient un discours plus « conciliant, réformiste ». La FEUQ et la FECQ prônaient le dialogue avec le gouvernement et les universités en tentant d'influer sur leurs décisions par des études ou des sondages. Elles avaient une approche de lobby et ne contestaient pas de façon globale le régime capitaliste. Épousant l'air du temps, ces deux associations ont pris le dessus dans les années 90.
Retour de balancier
Mais avec l'émergence du mouvement altermondialiste au début des années 2000, les termes du débat ont changé et le système capitalise s'est retrouvé la cible des critiques des mouvements sociaux. Ce qui a permis à L'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante), et par la suite à la CLASSE, d'émerger. Lors de la grève de 2005, la CLASSE était minoritaire, mais sept ans plus tard, cette organisation a pris le dessus et a imposé son rythme et sa démarche aux autres organisations, constate M. Bédard. La FEUQ et la FECQ ne sont plus en position d'isoler la CLASSE, sous peine de passer pour « des traîtres », conclut-il.