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Fabien Deglise
Le Devoir
Dans une écologie francophone du livre où apparaissent chaque jour 100 nouveaux titres — c’est presque 600 par semaine si l’on considère la pause du dimanche ! —, débarquer avec un bouquin intitulé Trop (éditions de la Différence) relève forcément de la provocation.
Le romancier français Jean-Louis Fournier, habile sculpteur de phrases, fin assembleur de mots, assume de toute évidence le geste en s’avançant avec ce nouveau titre imaginé, après La servante du seigneur (Stock), pour dénoncer, avec verve, ce mal très contemporain de l’abondance et surtout les nombreuses dérives vers lesquelles ce trop nous conduit. Après tout, devant l’embarras du choix, c’est surtout l’embarras qui l’emporte sur le choix, avec à la clef cette valse-hésitation, ce doute qui nourrit l’inertie, le louvoiement, la stagnation et, finalement, nuit à l’avancement, l’audace et aux mutations.
Trop de savon dans les épiceries, trop de brosses à dents, trop de culture, trop de beauté, trop d’infos, trop d’écrivains, même, écrit-il… À trop cultiver le trop, l’humanité ne serait-elle pas en train de courir à sa perte ? En nanti Parisien qu’il est, se plaignant la bouche plus que pleine, Fournier le croit, et il est difficile de lui donner tort lorsqu’on sort un instant de la densité de la forêt pour prendre conscience du nombre d’arbres, et surtout pour regarder un peu mieux ce qui se passe autour de nous.
Prenez Montréal en ce moment,
ville captive de son mois des festivals où l’offre de spectacles en tout genre — de la chansonnette à la blague de « pètes », en passant par le trio, le cirque, le cabaret et le quartette, dans les petites et grandes salles de la métropole, dans les parcs, dans les rues, dans les troquets… — dépasse largement l’entendement et, surtout, la capacité humaine à mettre assez de foules devant toutes ses scènes.
La mathématique du festif est étourdissante, mais elle pourrait aussi finir par devenir contre-productive si l’on suit la logique établie par le psychologue américain Barry Schwartz, fin observateur de l’abondance et de ses effets délétères dans nos sociétés occidentales. Dans son essai, Le paradoxe du choix : comment l’abondance éloigne du bonheur (Michel Lafon), le scientifique avance qu’en multipliant le choix au nom d’une certaine liberté, l’humanité fait certainement fausse route en induisant surtout dans ses comportements individuels et collectifs la… paralysie. Incapable de trouver sa voie dans la masse, l’homo consumus exposé au trop finit par ne plus rien faire. Trop de choix tue le choix, en offrant au passage un vaste choix de sièges vides à ceux qui pourraient un peu plus facilement que d’autres prendre des décisions. Joli paradoxe, en effet.
Quand il y a trop, il y a également frustration, reconnaît Schwartz sans mentionner toutefois l’univers hypercalorique que forment désormais les mondes numériques avec leurs données — les big data, comme on dit dans la Silicon Valley —, qui désormais s’accumulent avec un étrange vocabulaire : les zettabytes, cette unité de mesure de la démesure, que seul le port de bas bruns (et encore !) permet vraiment d’appréhender !
Le psychologue aurait pu pointer l’endroit du doigt. En deux jours, l’humanité produit en effet, là, autant d’information qu’elle en a produit depuis son origine ! En juin dernier, Cisco, le fabricant d’infrastructures numériques, a même annoncé un triplement des volumes actuels de production d’information en ligne d’ici cinq ans, principalement sous l’effet de l’accroissement de la vidéo et des échanges en format portable. Claustrophobes, s’abstenir !
L’asphyxie est à la porte des mondes dématérialisés, avec, comme signe précurseur, ces documents qui s’accumulent dans un dossier dans l’intention d’être lus un jour, mais sans doute pas, avec ces vidéos à la chaîne mises dans le dossier « fichiers à consulter » d’un logiciel en espérant trouver le temps nécessaire un jour pour les regarder. Or, mis bout à bout, ces documents peuvent rapidement former des heures et des heures de programmation. Et si l’on arrêtait arbitrairement l’accumulation à 337 heures, il faudrait un mois à raison de 10 heures par jour, sans journée de relâche, pour en venir à bout ! Complètement délirant, non ?
Et que dire de ces photos de vacances, de famille, de party, de paysage, désormais pixelisées, qui s’accumulent désormais dans des volumes qui ne convoquent plus vraiment la contemplation et la nostalgie, mais plutôt l’angoisse de ne plus être capable de les organiser, classer, stocker…
Trop fait douter, fait hésiter, brouille la vision et nuit à la clarté, écrit en substance Jean-Louis Fournier, dans son bouquin plein d’humour qui mérite d’être du coup ajouté à la liste déjà trop longue des lectures d’été. « Trop ne vaut rien », disait même Gérard de Nerval dans sa Bohème galante en 1852 déjà, et parfois, il peut être nécessaire de s’en éloigner un instant, de ce trop, pour prendre la mesure de cette décadence par l’opulence qui, dans toutes les strates de l’activité humaine, du pain à l’art, de la croustille au tourisme, des applaudissements aux écrans, finit par nous empêcher d’en faire assez !
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Blagues de « pètes », à part, tellement vrai ce que vous dites, monsieur Deglise. Trop! Complètement délirant!
Mais faut-il plaindre ou envier les pays, où les gens ne se retrouvent pas debout devant un mur de shampoings, se demandant lequel ils vont choisir ...?
Cependant, je me demande qui aurait bien intérêt à nous axphysier ainsi par tant d'embarras du choix? Quand je pense qu'Amazon.com en remet. Comme s'il n'y en avait pas déjà assez.
Frustrant pas à peu près, à la fin; je sens qu'on va bientôt étouffer ...
Cependant, je me demande qui aurait bien intérêt à nous axphysier ainsi par tant d'embarras du choix? Quand je pense qu'Amazon.com en remet. Comme s'il n'y en avait pas déjà assez.
Frustrant pas à peu près, à la fin; je sens qu'on va bientôt étouffer ...
May
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