« Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice ». Georges Orwell


lundi 16 mars 2015

#CHRONIQUEFD: L’intellophobie



Fabien Deglise
Le Devoir
16 mars 2015


C’est un drôle d’appel à la mobilisation qu’a lancé la semaine dernière le maire de Saguenay, Jean Tremblay, en invitant les travailleurs de sa région et les syndicats à se mobiliser « contre Greenpeace et les intellectuels de ce monde ».

Les quoi ? Les intellectuels de ce monde, oui, que le toujours aussi délirant premier magistrat de la ville du fjord juge, au même titre que les verts, nuisibles au développement économique de sa région, avec les questions, mises en perspective, doutes et éclairages nourris par l’étude et la réflexion qu’ils peuvent parfois porter en eux. Dans une société du savoir, on aurait pu croire cette peur atavique de la connaissance et de l’intello chose du passé. Mais visiblement, en 2015, ce passé persiste encore lourdement dans certains lieux de pouvoir régionaux. Et sans doute ailleurs aussi.

L’intellophobie de Jean Tremblay, célèbre pour ses déclarations à l’emporte-pièce oscillant entre populisme et obscurantisme, n’étonne pas. L’homme, avec ses capsules vidéo affligeantes sur la sécurité civile dans son coin de pays, l’expression ostentatoire de son catholicisme et ses réflexions douteuses sur les « nègres » (qui travaillent dur pour gagner peu, dit-il), sur le diable (responsable de l’attaque à Charlie Hebdo, selon lui) ou sur les femmes voilées (qui devraient rentrer chez elles, estime l’élu), a depuis longtemps démontré le manque de discernement à la douane de ses lèvres. Et bien sûr, après en avoir ri, il est toujours un peu nécessaire de s’en désoler.

La crainte des intellos, la tentative de dénigrement du savoir, du rationnel, dans la bouche de Jean Tremblay fait forcément tache alors qu’elle est surtout exploitée ailleurs dans le monde et dans le présent par des groupes radicaux et mouvements populistes à la dangerosité évidente. L’intellectuel, cet empêcheur de lénifier et de soumettre, de tromper et de contraindre, a toujours été la cible de toutes sortes de fondamentalismes tout comme des dictatures et régimes fascisants. C’est sur lui que tombent régulièrement les extrêmes, à droite comme à gauche, pour galvaniser leurs bases militantes en attribuant aux Lumières et au monde des idées toute la responsabilité des maux contemporains.

Le chômage, la pauvreté ? C’est la faute aux intellos ! Les embouteillages en ville ? Encore les intellos, particulièrement ceux du Plateau. Ailleurs dans le monde, ces mêmes adeptes de la pensée libre et de la connaissance salutaire sont pourchassés, traqués, torturés et tués même pour appeler à l’équité entre les sexes, prêcher l’éducation des masses — y compris celles formées par les femmes —, dénoncer la militarisation du pouvoir, réclamer la séparation de la religion et de l’État, promouvoir la démocratie, combattre l’exploitation… Quand on laisse la dérive s’installer, quand on cesse de la prendre au sérieux, de la pourfendre, l’intellophobie, qui malheureusement rime très bien avec idiocratie, a même tendance à tourner au vinaigre.

Dans le Cambodge de Pol Pot (un exemple parmi cent malheureusement), une poignée de lettrés, de penseurs, d’enseignants ont survécu au génocide de l’épouvantable dictateur en se débarrassant de leurs lunettes — au sens propre — et en jouant quotidiennement aux écervelés dans un régime qui avait fait de l’intellectuel, de celui qui parlait bien, savait plus, maîtrisait une langue étrangère et portait des lunettes pour mieux lire, des ennemis de l’État et de l’avancement social. Des ennemis à réformer, au pire, et à abattre, surtout.

Là-bas, les intellectuels de ce monde ont bel et bien été responsables du sous-développement économique, politique et social du pays, mais pour avoir été systématiquement persécutés par les Khmers rouges, puis exterminés ou pour avoir fui le pays avant le drame. Un pan sombre de l’histoire récente — ça s’est joué entre 1975 et 1976 — à des années-lumière, bien sûr, de ce que le Québec contemporain et un élu à la pensée anachronique peuvent faire émerger, mais qu’il est toujours bon de garder dans un coin de la mémoire.

La semaine dernière, avec son inepte commentaire sur les intellos, Jean Tremblay aurait quasiment pu donner l’envie aux intellectuels de ce monde de s’insurger et de s’inspirer d’une formule à la mode pour dénoncer son obscurantisme crasse en clamant haut et fort : #JeSuisIntello. Mais forcément, le geste aurait été à l’image du bonhomme : exagéré et déplacé.

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