Hommes et femmes d'horizons philosophiques, politiques et professionnels différents, nous sommes inquiets de voir à quel point, face à l'action engagée par diverses mouvances religieuses et politico-religieuses pour attenter à la laïcité républicaine, la réponse politique demeure faible. Pour notre part, récusant autant ceux qui exploitent la défiance générale pour accentuer la fracture sociale et identitaire, que ceux qui rejettent toute analyse critique du multiculturalisme dans le camp des « réactionnaires » ou des « intolérants », notre démarche vise à défendre et faire vivre la laïcité sans blesser mais dans la clarté et la fermeté, à trouver des solutions sans heurter mais sans faillir.
La laïcité — qui refuse les aspects politiques des religions et laisse à ces dernières toute liberté dans la vie sociale sous régime de droit commun — est globalement vécue dans notre pays comme une « tradition moderne », ce qui est parfois difficile à décrypter pour ceux venus d'ailleurs. Or aujourd'hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par divers mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants », la suprématie du droit civil sur les textes, à leurs yeux sacrés, avec un usage maîtrisé des radios communautaires et d'internet. Dans cet espace ainsi ouvert se rejoignent radicaux et orthodoxes issus des trois religions monothéistes pour exploiter à leur profit la crise ambiante, remettant notamment en cause les acquis du long combat pour l’égalité des sexes que l’on croyait clos et qui, à notre grande surprise, est à reprendre.
Notre propos n'est pas de nier l'existence d'une diversité ethnique, religieuse, culturelle ou autres, encore moins de réfuter le droit d'appartenir à telle ou telle communauté à la condition, toutefois, que celle-ci ne verse pas dans le communautarisme et reste ouverte sur l'extérieur, qu'elle facilite le va-et-vient en pensées et en individus entre le dedans et le dehors. Mais plus encore à la condition que, sachant indivisible notre République de citoyens, chacun se reconnaisse dans un fonds commun en histoire, en droits, en valeurs et en normes dont la laïcité est l’une des plus éminentes. Pour autant la laïcité n'est pas un dogme, on a le droit de manifester des opinions anti-laïques, mais on n'a aucunement le droit de transgresser les lois laïques votées par le Parlement.
Or depuis une trentaine d'années, des mouvements se développent dans notre société qui semblent aller en sens inverse, du fait d'une immersion des peuples dans la mondialisation avec perte des repères, d'une circulation accentuée de populations poussées hors de leurs pays par la misère, les révolutions et les guerres théocratiques, fondamentalistes, interethniques et nationalistes. Ont ainsi surgi des exigences en matière de rituels vestimentaires, alimentaires, cultuels ou d'expression médiatique, qui sont loin de correspondre toujours aux demandes réelles de populations hétérogènes d'un point de vue économique et identitaire. Certains pays ont expérimenté sur ce terrain une attitude permissive, comme le Canada sous le couvert d'accommodements dits raisonnables, avant de reculer face aux incohérences des revendications et au risque d'un éclatement sociétal : tribunaux rabbiniques ou islamiques, jours fériés spécifiques à chaque religion, révision multiforme des programmes scolaires, pauses pour les prières sur les lieux de travail, formation au multiculturalisme de la police et des médecins, imposition de quotas pour certains recrutements et différents concours, etc. Ces accommodements s'imposent quelquefois au niveau mondial avec, depuis peu, l'autorisation du port du voile ou du turban sur les stades.
De plus en plus en France, le flou juridique en matière de laïcité, doublé de l'indécision politique, favorise au sein de nombreuses institutions publiques et privées des « accommodements » mal vécus par une grande partie des professionnels et des usagers. Face à ces confusions — qui alimentent les extrêmes — ce sont aujourd’hui bien souvent les décisions prises par des acteurs de la société civile, sans toujours le garant de la loi, qui montrent courageusement la voie à suivre. Ce fut ainsi le cas pour la crèche Baby-Loup comme pour l'entreprise Paprec, en Seine-Saint-Denis, qui s’est dotée d’une charte de la laïcité, acceptée à l'unanimité des 800 représentants de ses 4 000 salariés, pour imposer un devoir de neutralité sur le lieu de travail où coexistent des employés de 52 nationalités.
Pour accueillir l'altérité, un pays se doit d'être solide sur ses pieds, confiant dans ses fondations, tout en étant capable, par ses structures d'accueil et en fonction de ses capacités, d'intégrer chacun sur la base de principes clairs expliqués et enseignés. Il appartient aux politiques et aux institutions de transmettre cette laïcité, qui reste par nature un formidable levier d'intégration puisqu'elle permet de rassembler tous les citoyens — et au-delà tous ceux qui vivent sur le territoire national —, quelles que soient leurs origines religieuses ou ethniques, qu’ils soient croyants ou non, sans la moindre distinction. Tous les citoyens et les responsables, quelle que soit leur sensibilité politique, sont concernés. Or nombre d'entre eux ne réagissent plus sur ce terrain, quand d'autres l'instrumentalisent d'un point de vue idéologique. Entre autres raisons, les résultats des dernières élections municipales et européennes ont durement sanctionné ce délaissement de nos valeurs par nombre de ceux qui avaient à les faire vivre. Ainsi de la laïcité. Il est grand temps de se ressaisir !