Christian Rioux
Correspondant à Paris
Le Devoir
Mohamed Annag a près de 70 ans. Cela fait quatre décennies qu’il
habite à l’ombre de la basilique de Saint-Denis, ce joyau de l’art
gothique où ont été enterrés presque tous les rois de France. Arrivé de
Casablanca en 1973 pour une simple visite touristique, il s’est aussitôt
fait proposer du travail et des papiers. La France avait alors besoin
de travailleurs. En 1977, il s’est donc installé à Saint-Denis, en
banlieue nord de Paris, où il a élevé sa famille et fait sa vie. Une vie
heureuse, dit-il.
Réveillé mercredi par les tirs de l’assaut donné par les policiers
sur la petite rue du Corbillon, ce grand vieillard efflanqué ne cesse de
répéter : « On était bien ici avant ! » Mais avant quoi au juste ?
Avant l’arrivée de l’islamisme ! Car, c’est bien de cela qu’il s’agit
et de rien d’autre. Lorsqu’on interroge Mohamed, il explique qu’il a
toujours pratiqué sa religion librement, avec la modération dont font
généralement preuve les catholiques et les juifs français, sans
ostentation et sans prosélytisme excessif. Bref, comme on fait en France
depuis la grande réconciliation qu’a représentée l’adoption de la loi
de 1905 sur la laïcité.
Lorsque Mohamed est arrivé en France, les femmes de Saint-Denis ne
portaient pas le voile. À Casablanca non plus, d’ailleurs. Mais, depuis
une dizaine d’années, les choses se sont mises à changer. Ceux qu’on
surnomme les « barbus » sont arrivés. « Ce ne sont plus les mêmes musulmans », tranche Mohamed.
On parle beaucoup de « l’islam de France ». En réalité, cet islam
existe. Du moins a-t-il existé. Depuis des décennies, la France abritait
un islam paisible et respectueux de ses traditions laïques. Ce n’est
plus le cas depuis l’arrivée du salafisme. Si les événements des
derniers jours ont une cause, elle est dans cet islam radical que les
responsables politiques ont laissé se développer impunément.
De même serait-il temps de cesser de peindre les banlieues françaises
en ghettos noirs américains. Ceux qui cultivent cette image n’y vont
jamais. Ils n’en ont donc que la vision déformée que leur présentent le
cinéma et le rap. Certes, il existe des cités délabrées en banlieue où
règnent de petits caïds. Mais rien ne peut occulter le fait que l’État a
investi depuis vingt ans des milliards dans la rénovation de ces
quartiers dits difficiles. La France a plus investi à Clichy-sous-Bois
après les émeutes de 2005 que Québec et Ottawa ne le feront jamais à
Mégantic malgré le cataclysme que l’on sait. Saint-Denis, une ville en
pleine rénovation urbaine, en est d’ailleurs l’exemple. Certes, on y
trouve encore des squats comme celui de la rue du Corbillon, mais ils
côtoient des HLM de qualité à faire rêver bien des habitants des
quartiers pauvres d’Amérique du Nord.
Mais la réalité importe peu au choeur des pleureuses multiculturelles
pour qui les islamistes radicaux ne sont que de pauvres hères victimes
de la misère sociale la plus abjecte. Le cerveau présumé des attentats
de Paris était pourtant issu d’une famille de petits commerçants
marocains qui ne vivait pas dans la pauvreté. Abdelhamid Abaaoud avait
même fréquenté le collège privé Saint-Pierre à Uccle, une sorte
d’Outremont bruxellois. « Notre famille doit tout à ce pays »,
dit d’ailleurs son père, heureux de vivre en Belgique. Sa cousine Hasna
Aitboulahcen, qui se serait fait exploser mercredi à Saint-Denis, était
gérante d’une entreprise de maçonnerie à Épinay-sur-Seine. Parmi les
kamikazes de vendredi dernier, on trouve un fonctionnaire chauffeur de
bus à la RATP et un tenancier de café. Pas vraiment des miséreux.
Depuis quand d’ailleurs les pauvres seraient-ils moins vertueux que
les bourgeois ? Il ne faut pas confondre la « misère » avec la crise
d’identité qui frappe souvent les enfants d’immigrants. C’est elle qui
les pousse à se tourner vers cet islamofascisme que l’on a vu à l’oeuvre
vendredi dernier. Ce terrorisme n’a rien à voir non plus avec cette
islamophobie fantasmée dont on nous rebat les oreilles. En France,
depuis une semaine, on a peut-être vu quelques gestes isolés, mais pas
l’ombre d’une vague d’islamophobie, autrement appelée « amalgame ». On a
plutôt vu un peuple debout capable de faire les nuances nécessaires. Si
les Français ne confondent pas les terroristes avec les musulmans, ils
ne confondent pas non plus les musulmans qui s’intègrent avec cet
islamisme rampant qui sera toujours incompatible avec la France. Un
islamisme qui n’a pas sa place dans un pays laïc et démocratique, car,
en plaçant l’oumma au-dessus du pays et des lois, il en rejette tous les
principes.
Si la France a failli quelque part, ce n’est certainement pas en
laissant libre cours à la xénophobie. Celle-ci n’y est pas plus présente
qu’ailleurs, contrairement à ce que laisse entendre le « french bashing »
ambiant. Ce n’est pas non plus faute de mesures sociales pour aider les
défavorisés. C’est faute d’avoir su faire respecter ses règles
d’intégration et mené la lutte idéologique — un mot que François
Hollande ne prononce pas — contre un islamisme incompatible avec la
République. Après 40 ans d’une vie paisible en France, voilà ce que
Mohamed Annag a vu se dérouler sous ses yeux.